Existe-t-il un Sénégalais, Dakarois de surcroît, qui n'ait jamais entendu parler de Leuk Dawour Mbaye ?
Leuk Dawour est le rab de Dakar, de même que Ndoumbé Diop est le rab de Diourbel, Mame Coumba Lamba, celui de Rufisque, Mbossé, celui de Kaolack…
Il est bien connu qu'une ville n'appartient pas aux humains qui s'y activent dans la journée, mais à un rab qui l'inspecte la nuit. Gare à celui qui se trouve sur son chemin. On dit que Ndoumbé Diop apparaît sous forme de poule accompagnée de ses poussins. Voir cette poule après minuit, signifie mort immédiate ou folie incurable. Mbossé, lui, prend la forme d'un varan. Il y en a un dont on dit qu'il attend que tu sois au milieu d'une rue ; il se transforme alors en deux barriques tonitruantes qui surgissent des deux extrémités de l’artère, tournent à grande vitesse et viennent t'écrabouiller. Demandez aux aïeuls, ils vous raconteront plein d'histoires de ce genre. Ceux à qui il arrive de rester dans les rues jusqu'à des heures indues, risquent de mauvaises rencontres. On les retrouve, le lendemain, secs et inertes comme des bouts de bois ou, dans le meilleur des cas, marchant avec la bouche derrière la tête. Naturellement, je ne pouvais pas gober de telles sornettes. Pourtant...
Laissez-moi reprendre mon souffle avant de continuer…
Tout a commencé la veille de la « disparition » de Bakary, mon époux. C'est ma mère qui utilise ce mot, disparition. Quant aux autres, ils n'arrêtent pas de me dire qu'il est mort, ce que je n'arrive pas à croire. Bakary ne peut pas m'abandonner comme ça… Sans même dire adieu... Non, je ne pleurniche pas. Il n’y a pas de raison. Je ne suis pas inquiète non plus, je sais qu'il va revenir. Il est juste allé visiter de la famille à Mbour. Sa voiture est sans doute tombée en panne...
Nous nous étions rencontrés, je m’en souviendrai toujours, lors d'une soirée sénégalaise à la Cité Universitaire, à Paris. Le courant passait à merveille. Le coup de foudre, comme on dit. Depuis, nous ne nous sommes jamais quittés. Nous nous sommes mariés en France, car mon père ne pouvait accepter pour gendre quelqu'un d'une autre caste et surtout d’une basse classe sociale. Moi, j'avais trouvé l'homme de ma vie et, pour rien au monde, je n'allais le lâcher.
Bakary était musicien, un talentueux percussionniste. En fait, il jouait de tout. Doué en tout, il composait souvent de jolies ballades pour moi, moi toute seule. Cependant, ce qui me liait le plus à lui, c'était, sans parler de l'amour et du respect qu'il manifestait à mon égard, sa grande sensibilité qui faisait sa faiblesse et sa force en même temps. Il était égal à lui-même en toutes circonstances. Tout comme moi, il rejetait quasiment toutes conventions sociales et menait sa vie tel que bon lui semblait. Mais, contrairement à moi, il venait, comme je l'ai dit tout à l'heure, d'un milieu très modeste, de parents pauvres, pour ainsi dire.
Moi, vous vous en doutez, je suis, disons-le, du Sénégal d'en haut. Je ne m'en vante pas, mais je n'en ai pas honte non plus. Il faut bien naître quelque part, non ? Mon père est connu de tous les hommes d'affaires du pays et ma mère a de grandes responsabilités dans l'administration. Je suis la cadette de mes quatre frères. La seule fille de la famille. Que les indigents se réconfortent en écoutant mon histoire ! Les princesses, souvent, envient les Cendrillon. J’ai été élevée dans un luxe où je me sentais comme en prison.
On m'imposait les bonnes manières car, dans ce milieu, l'image qu'on donne de soi est au-dessus de tout. J'ai été gavée de bonnes manières, gavée jusqu'à en vomir. Pouah ! Les bonnes manières ! « Habille-toi comme ci... Marche comme ça... Parle ainsi... Ne regarde pas là... Qu'as-tu fait à telle heure ? … Qui est ce garçon qui a téléphoné ? … Tu ne sortiras pas cette semaine... Faut qu'on t'accompagne... Fais attention aux voyous... Y’a invitation... Y’a réception... » Holà ! Holà ! Ce mode de vie me dégoûtait. Pourtant, je devais jouer le jeu, faire semblant... C'était l'unique manière de gagner la confiance de mes parents et les convaincre de m'envoyer poursuivre mes études à Paris.
Je m'efforçais même d'être souriante et aimable avec Matar, ce fils de ministre qu'ils m'avaient présenté et invitaient à la moindre occasion.
- Comme il est charmant, ce garçon ! s'exclamait maman.
- C'est une tête ! Le pays a besoin de jeunes comme lui, renchérissait papa.
Au diable, le pays ! Au diable, la tête de Matar ! (Le pauvre ! Il n'y comprenait rien. Dès que je me retrouvais seule avec lui, nos parents voulant laisser germer une certaine intimité, je l'envoyais valdinguer.)
J'étais enfin à Paname ! Maman qui avait effectué le voyage avec moi, resta presque deux mois dans mon appartement, histoire de s'assurer que tout allait bien. Elle préparait mes repas, mettait mon linge dans la machine à laver et faisait mon lit. Il est vrai qu'à l'époque, je n'étais même pas capable de faire un café ou un œuf sur le plat. On faisait tout pour moi. Les riches ne laissent pas leurs enfants sans garde-fous. On m’éloignait du feu et de tout danger. Même quand j'allais à la maternelle qui était juste en face de chez nous, il fallait toujours quelqu'un pour me faire traverser la route. Que voulez-vous ? On ne choisit pas ses parents. Maman qui interceptait mon courrier, me remettait les lettres que Matar m'envoyait, presque tous les jours. De très maladroites déclarations d'amour, de quoi remplir mes sacs-poubelles. Je continuai quand même à jouer le jeu jusqu'au départ de ma génitrice qui me fit souffler, ô combien !
Dernière édition par le 2007-04-30, 21:50, édité 2 fois