C'était un quartier assez animé, ni moins, ni plus peuplé que la plupart des quartiers de la ville. Le soleil, pendant toute la journée, y inondait les êtres qui semblaient ne jamais s'arrêter dans leur flot continu vers l'horizon. Ce dernier s'arrêtait au bout de la rue, sur la mer. Les voitures qui y passaient y cotoyaient avec une sécurité incertaine les piétons, qui, du reste, n'avaient pas l'air de s'offusquer d'une telle proximité avec les bolides incessants. Dans cette rue, on se contentait de marcher, en se retournant de temps à autre, pour s'assurer que ce qu'on laissait derrière soi n'était pas meilleur que ce vers quoi on allait. Le flot avançait à tâtons, comme mal assuré, comme cherchant à chaque pas une nouvelle direction, de nouvelles aventures plus alléchantes que les buts fictifs qu'il se fixait. Il arrivait qu'un trublion fasse tout d'un coup demi-tour, absorbé par une nouvelle mission. Et alors tout le flot semblait s'arrêter un moment, comme pour chercher la raison de ce demi-tour si subit. Et si jamais cette raison en valait la peine, quelques autres trublions le suivaient. Mais irrémédiablement, le flot s'écoulait, vers l'horizon ou vers la barbarie.
Et dans ce flot qui, indécis, traversait tous les jours la rue, un homme claudiquait, une besace accrochée à l'épaule.
Rien ne le distinguait a priori des autres gouttes du flot dont il partageait l'horizon. Rien, à part son pas claudiquant, sa besace plate et sa constance maladive. On eut pensé qu'il allait à quelque travail qui ne souffrait pas de délai, quelque amour exigeant ou quelque sabbat quotidien, n'eut été le peu d'assurance qu'il mettait dans ses enjambées. On eut pensé de cet homme une mission capitale, n'eut été l'aspect misérable de sa condition. Il hésitait, mais avançait. Tous les jours, à la même heure. Au même endroit. Il suivait le flot, mais on eut dit que le flot ne le connaissait pas.
Cet homme fascinait l'enfant qui habitait la maison blanche, en face de la rue adjacente. Chaque jour où il était chez lui, l'enfant guettait sur le seuil de sa porte le passage de cet homme. Il ne semblait pas sortir du même monde que les êtres avec lesquels il partageait le trottoir. Et l'enfant se construisait mille histoires dans son frêle crâne d'inventeur, mille histoires dont cet homme était toujours le personnage central. Il l'imaginait, malgré sa besace sale et éculée, transportant au bout de son épaule une fiole sacrée, qui avait le pouvoir de guérir toutes les blessures du monde. Il le dépeignait, malgré son pas mal assuré, conquérant de terres lointaines, et qu'il passait chaque jour par cette rue pour aller rendre visite à ses conquêtes. Il l'espérait, malgré son air misérable et sa peau rêche, séducteur impudent de femmes multiples, qui l'attendaient, offertes et extatiques, au bout de l'horizon vers lequel le flot le poussait. Le regard de l'enfant grandissait soudain cet homme inconnu de la foule, méprisé de la rue. Cet homme, que même les pierres blanches sur lesquelles il marchait chaque midi ignoraient, avait soudain le panache d'un chevalier, l'aura d'un prophète et la besace éprouvée des sages qui, de temps à autre, descendent de leur montagne pour inspecter les hommes.
Cette procession dura deux années, durant lesquelles l'image de héros que l'enfant avait forgé pour cet homme demeura intacte. Et un jour, l'homme ne passa pas.
C'était une journée de novembre, triste et étonnamment grise, durant laquelle tout portait à croire que quelque chose se préparait. Le ciel était lourd, comme chargé d'un torrent hors-saison qui menaçait de déverser ses trombes sur le flot impie. Le flot des hommes, un peu étonné, coulait plus lentement que d'habitude. On sentait aux regards inquiets qui se levaient, aux gestes plus brusques que d'habitude et aux pagnes qui s'envolaient que le ciel préparait une farce dont tout le monde se doutait de l'issue. On savait qu'il se préparait une averse, mais la saison et les besoins vivaces de la chair des hommes les faisaient espérer, incrédules, au report de cette menace. Ils avaient l'espoir non avoué que ce temps lourd n'était que fugace, et qu'ils riraient tous après de la bonne blague qu'on avait failli leur faire.
Mais il plut. Il plut des torrents qu'il ne pleuvait même pas en plein hivernage. Des gouttes froides et drues tombèrent sur les êtres, figés dans leur incrédulité coupable. Un pluie meurtrière, qui n'épargna ni vieillards ni bêtes, s'abattit de tout son poids de torrent longtemps maté. Il plut deux jours et deux nuits, deux jours d'angoisse, de prières et de cloître. Deux jours pendant lesquels la ville fut comme morte, traversée d'un vent glacial qui s'insinuait même dans les âtres les plus feutrés. Deux jours où l'enfant, la tête collée contre la vitre de sa chambre, plein d'espoirs et de doutes, guettait toujours le passage de l'homme à la besace usée. L'enfant dormit là, à même le sol glacé, rêvant qu'un dragon d'eau et de boue trônait sur le seuil de la maison de son héros, l'empêchant de sortir accomplir sa mission divine. Et la deuxième nuit, alors que la pluie était plus forte que jamais, l'homme passa devant sa fenêtre. Du même pas claudiquant, légèrement entravé par la terre boueuse et les gouttes sans pitié. Cette fois-ci, il marchait sur le trottoir jouxtant la porte de la maison blanche, il marchait du côté de la porte devant laquelle l'enfant se tenait tous les jours pour l'attendre. L'enfant était heureux: son héros était revenu. Son chevalier avait finalement vaincu le boa qui s'était enroulé autour de son seuil. Il aurait voulu courir à lui, l'entendre raconter son périple silencieux et méconnu. Il aurait voulu le soulager un peu de la lourde histoire qui était trop grande pour une seule paire d'oreilles. Mais en guise de remerciement, il se contenta de sourire de son plus large sourire.
Et c'est ce moment que choisit l'homme pour s'arrêter. Juste en face de sa fenêtre. L'enfant crut un moment que c'était son sourire qui avait perturbé la marche de cet homme enseveli sous les eaux. Il crut devoir effacer son sourire, pour ne pas inférer dans cette marche dont l'enjeu le dépassait. Mais l'homme ne reprenait toujours pas sa marche, et entama même une légère rotation pour se retrouver face à lui, les yeux dans les yeux. L'enfant ne savait pas si l'homme le voyait, car il croyait sa fenêtre recouverte de buée épaisse et impénétrable. Mais l'homme fixait toujours son regard dans sa direction, et pendant un long moment, ils s'échangèrent un regard qui semblait attendre, d'un côté comme de l'autre, une respiration un peu trop brusque pour se briser.
Et au moment où l'enfant s'apprêtait à se cacher sous le cadre de sa fenêtre, l'homme commença à sourire. Ce sourire inattendu en sa direction intrigua l'enfant, car il n'avait jamais vu cet homme trahir une émotion. Il l'avait toujours vu absorbé, hésitant, ou déterminé à rejoindre son horizon de lumière. Mais il ne l'avait jamais vu sourire, d'un sourire aussi franc. Et l'homme devenait tellement beau sous l'éclairage de son sourire, que l'enfant ne put s'empêcher de lui rendre son sourire. Et dans la nuit nimbée des éclats des gouttes de pluie et de leurs collisions avec le bitume, il n'y eut plus que ces deux sourires, l'un en face de l'autre, qui redonnaient à la ville anéantie un semblant de légéreté.
Et l'homme partit comme il était venu, laissant derrière lui le visage béat d'un enfant à qui son héros venait de faire un cadeau.
Le lendemain, la pluie s'était déjà arrêtée. A travers toute la ville, un vent rassurant soufflait à nouveau, comme pour balayer les démons résiduels du cauchemar des deux derniers jours. La ville s'ébrouait, rassérénée, pansant ses blessures et enterrant ses morts, tribut inévitable d'une colère divine non planifiée. Dans les rues, le flot humain reprenait timidement ses droits, impuni, comme un prisonnier libéré après une peine trop courte, et qui avait peur qu'on ne l'enferme à nouveau.
L'enfant, comme à son habitude, fut fidèle au rendez-vous de la procession sainte de son prophète. Ce dernier passa, comme à l'accoutumée, sur le trottoir d'en face; mais cette fois-ci, il traversa la chaussée et se dirigea droit sur lui, le chanceux avec qui il avait échangé un sourire la veille. Décontenancé, l'enfant hésita à fuir. Mais le sourire engageant de son héros le rassura, et il attendit patiemment que l'homme vinsse se tenir auprès de lui.
- Bonjour. Comment tu t'appelles? fit l'homme, accroupi devant l'enfant.
Dans les yeux du gamin, une lueur s'allumait. Il eut semblé qu'un voile s'était levé, qu'une montagne avait chu entre l'immensité d'une divinité et l'innocence crédule d'une ouaille. Dans le regard de l'enfant, un pan de monde tombait, et un autre renaissait: son héros s'intéressait à son existence insignifiante. Que pouvait-il avoir fait, pour mériter qu'il s'enquît de son nom? Par quelle grâce cet événement qu'il n'osait même pas imaginer faisait-il irruption dans sa vie monotone de contemplateur? Il eut la sensation qu'un songe, aussi vrai que nature, l'enveloppait progressivement. La sensation de glisser dans un monde irréel, sans heurts et sans consistance, où tous les voeux se réalisaient. Comme dans un rêve, les yeux pleins d'étincelles, il répondit:
- Je m'appelle Saër... de sa voix enfantine.
Rien ne comptait plus, désormais. Il lui importait peu de raconter qu'il avait rencontré son idole, car ce moment valait toutes les histoires.
- C'est un joli nom... Quel âge as-tu?
- Sept ans...
Maintenant que cet homme était proche lui, l'enfant pouvait détailler sa physionomie qu'il ne voyait auparavant que de loin. Il remarqua sur son poignet une marque qui lui faisait une sorte de bracelet, gravée d'écritures dont il ne comprenait pas le sens. Ses guenilles étaient plus sales que jamais, mais la chaine d'or qu'il portait autour du coup voilait toutes les imperfections de son port. La chaine, terminée par un soleil d'or en forme d'oeil au niveau de sa poitrine, donnait à l'homme l'aspect misérable d'un prince errant. Ses mains étaient rugueuses, ses pieds calleux à peine protégés par des sandales aux semelles effritées. Les coutures de sa besace étaient presque toutes défaites, laissant entrevoir par les interstices obscures le cuir encore neuf de l'intérieur. La besace semblait vide, mais l'enfant le contemplait comme s'il contenait tous les trésors du monde.
- Puis-je te confier quelque chose, Saër?
L'enfant resta interloqué. Son expression traduisait l'incrédulité avec laquelle il avait accueilli cette marque de confiance incongrue. Les yeux écarquillés, il semblait dire à l'homme accroupi en face de lui qu'il n'était qu'un enfant, et qu'il ne se sentait pas capable de mériter la confiance qu'il lui témoignait. Il se sentait lourd, mais il avait en même temps l'impression de subitement grandir, sous l'impulsion de l'affection de cet homme. De même que les disciples se sentent grandir au contact de leur guide, être sujet à une marque particulière de confiance était au delà de toutes les espérances qu'il pouvait nourrir envers leur contact. Il se sentait indigne de cette confiance, mais sans doute prêt à tout combattre pour la défendre. Il se voyait insignifiant, mais soudain rempli d'une mission de vie ou de mort: défendre les trésors que cet homme lui confierait. Comme il se taisait, ayant trop peur de risquer un mot qui ferait changer d'avis l'homme accroupi, ce dernier sorti de sa besace un bloc d'argile, de la taille de deux mains d'homme, et le lui donna.
- Ceci sera notre secret à tous les deux. Personne ne devra jamais le voir. Gardes-le bien, je reviendrais demain.
Et il s'en alla, du même pas mal assuré, laissant l'enfant seul face à l'immensité de son secret et de ses trésors. Il tenait le bloc d'argile qu'on venait de lui confier à deux mains, comme craignant qu'il se cassât à la moindre inattention de sa part. Ses yeux ne pouvaient se détacher du morceau de terre compacte: cet argile, de la part de cet homme, dépassait sa condition d'argile pour revêtir l'armure des reliques enfouies, loin du regard des hommes. Ce bloc contenait sans doute le Graal séculaire des templiers, le sceptre perdu de Salomon, ou encore les écrits légendaires du peuple de l'Atlantide... Mille possibilités de trésor, et mille étincelles qui s'affolaient dans ses yeux. Il lui fallait trouver un endroit sûr pour cacher cette gemme, et il écarta la possibilité de la cacher dans sa chambre. Derrière leur maison, à coté de la rue sablonneuse qui traversait le quartier, subsistait encore un coin rempli d'arbustes, presque à l'abandon. Ce coin était son repaire, et il s'y cachait quand il voulait échapper aux injonctions de sa mère. Ce coin était sombre, et on pouvait s'y introduire par une ouverture que lui seul connaissait. Il décida alors de la garder là-bas, sa gemme qui contenait le monde.
Dernière édition par Lyncx le 2010-02-03, 12:26, édité 1 fois