MAAM MAREME
Maam Marème n'avait pas d'enfant, mais certains l'appelaient « grand-mère » parce qu'elle avait l'âge de l’être, d’autres parce qu'elle avait élevé de nombreux enfants qui, eux-mêmes, étaient devenus parents à leur tour. Maam Marème était une femme stérile. Malgré ses ferventes prières et celles de tous ceux qui l'aimaient, elle n'avait jamais connu les douleurs de l'accouchement. En souffrait-elle ? Elle n'en parlait à personne et nul ne lui posait de questions à ce sujet. Elle avait entendu parler de Sara, l’épouse du prophète Abraham, qui devint mère à l’âge de quatre-vingt-dix ans, mais elle se disait que toutes les femmes ne sont pas des Sara ni tous les hommes, des Abraham. Elle s'était résignée à sa stérilité, l'avait acceptée et en avait fait une fierté. Elle prenait cela comme une épreuve qu’elle avait brillamment surmontée. Pensant à tous ceux qu'elle avait élevés, il lui arrivait de s'écrier : « Mon Dieu, je Te remercie de tout mon cœur ! Je n'ai jamais accouché, mais, par Ta grâce, je me suis toujours sentie comme une jeune maman. Je suis la mère de tous, la grand-mère de tous. »
Dans sa jeunesse, elle était une fille à la beauté réputée, et dont la courtoisie et la gentillesse étaient légendaires. On ne tarissait pas de compliments à l’égard de son père, Diery Fall, qui l'avait si bien éduquée. Diery, disciple d'un grand marabout, était un homme pieux. Il connaissait tous les descendants de son maître - qu’il appelait son « espoir » - et leur vouait une vénération distinguée. Il choisit pour gendre son cousin Meïssa Diodio, connu pour sa soumission à Dieu et sa fidélité aux marabouts. La jeune Marème ne s'opposa pas au choix de son père ou, si elle le fit dans son cœur, elle ne le montra pas. C’était une fille réservée. Jamais on ne la vit se disputer ou se bagarrer avec quelqu'un. Fuyant les commérages, elle ne se mêlait pas de ce qui ne la regardait pas. On disait d’elle qu'elle était une sainte. Une maman réprimandant ou conseillant sa fille, ne manquait jamais de lui dire : « Regarde donc Marème Fall, la fille de Diery Fall ! » Marème n'était attirée ni par les rivalités des jeunes filles ni par leurs rêves de belles parures et de prestige. Elle était même gênée quand on faisait allusion à sa beauté. Elle aimait prier, jeûner, obéir à ses parents, être aimable avec tout le monde. Elle avait reçu de sa mère un nombre considérable de bijoux en or et d'autres joyaux qu’elle n’avait portés que le jour de son maria¬ge, lorsqu’elle avait seize ans.
Au bout de cinq années de ménage, elle commença à s'inquiéter de ne pas avoir d'enfant, car être mère était un grand désir qu’elle nourrissait depuis le jour où elle avait appris que l’on allait donner sa main à son « oncle » - c’est ainsi que les femmes appelaient leurs maris. Elle était encore très jeune, et continuait d’entretenir son rêve. Mais la rumeur disait qu’elle était une femme stérile. Des amies lui disaient que c’était peut-être son mari qui était malade. Elle leur répondait que cela revenait au même. Meïssa Diodio épousa une deuxième femme qui tomba enceinte au bout de quelques mois. Marème se dit alors, que si Dieu le voulait ainsi, elle le prendrait de bon cœur. Elle savait se contenter de ce que son Seigneur mettait à sa disposition. A trente ans, elle n’avait toujours pas d’enfant. Une de ses sœurs lui confia son bébé qu'elle venait de sevrer. Marème l'accueillit avec joie. La petite Absa Ndiaye grandit épanouie dans sa case, jusqu'au jour de son mariage, à l'âge de dix-sept ans.
Marème fut une excellente mère pour tous les enfants que ses parents et amis lui confièrent par la suite, pour remplir sa solitude d’arbre sans fruits. Elle élevait les filles jusqu'à leurs fiançailles, les garçons jusqu'à ce qu’ils fussent circoncis. Elle reçut cependant plus de filles que de garçons. A tous, elle inculqua la politesse, les bonnes manières, le sens de la justice, le goût du travail. On l'appelait « Ndey Marème » ou « Yaay Marème », c'est-à-dire « Maman Marème ».
Son mari, polygame, voyageait beaucoup, d’abord parce que ses femmes n'étaient pas dans la même ville, mais aussi parce qu'il ne pouvait pas rester longtemps sans aller visiter un marabout et, surtout, il ne voulait manquer à aucun rassemblement religieux. C'était un commerçant dont les affaires marchaient clopin-clopant. On racontait qu'il n’était qu’un fou qui donnait tous ses biens aux marabouts. Chaque fois que la rumeur lui parvenait, il répondait à ceux qui la lui rapportaient : « Tant que la foi n'est pas comparable à de la folie, c'est qu'elle n'est pas assez grande. » Puis, il ajoutait : « Rien ne vaut la demeure éternelle. » Pendant son absence, Ndey Marème s'occupait de la boutique. A son retour, elle ouvrait son petit restaurant à elle, que l'on appelait « passiong », sans doute par déformation du mot « pension ».
Ce restaurant n'était qu'une vieille cabane, mais on s'y sentait comme dans un palais. On aimait la bonne humeur de Ndey Marème, sa générosité, la grande attention qu'elle accordait à tout le monde. On mangeait bien chez elle, on s'y reposait bien, on y rencontrait des gens aimables. On n'y entendait ni médisance ni plaisanterie de mauvais goût. On en ressortait comme d'un merveilleux rêve. On s'en allait en pensant : « Quelle femme extraordinaire ! » Les villageois qui venaient faire leurs courses en ville, appréciaient sa cuisine et s’arrêtaient volontiers dans sa gargote. Elle les recevait comme s'ils étaient des membres de sa famille, les servait comme s’ils étaient des seigneurs.
Quand son mari voyageait, on regrettait son absence au restaurant, mais on passait la voir à la boutique qui ne débordait jamais de marchandises, juste pour la saluer ou pour prendre de ses nouvelles. « Dommage qu'il n'y ait pas grand-chose dans cette boutique ! » disait-on. Ndey Marème était un aimant pour la clientèle. Elle était honnête, digne de confiance et généreuse. Même si elle avait vendu des grains de sables, on les aurait sûrement achetés, rien que pour lui témoigner de la gratitude. Les paysans éprouvaient un énorme plaisir à lui offrir leurs premiers épis de mil, leurs premières graines d'arachide et d'autres denrées de saison.
Chaque fois qu’elle sentait son époux dans le besoin, ce qui était fréquent, elle lui remettait de l'argent ou des bijoux, en lui disant : « Mon oncle, peut-être qu'avec ceci, tu pourras faire quelque chose pour la famille. » Elle le disait, non pas pour le rabaisser ou pour lui faire la morale, mais parce que pour elle, la famille, c'était aussi les autres femmes de Meïssa Diodio - il en avait quatre - qui n'avaient ni restaurants ni bijoux en or, des femmes qu'elle considérait comme des sœurs, même si elle ne les voyait que très peu souvent.
Sa maison était constituée de deux cases, une pour son époux et une où elle dormait avec les enfants qu'on lui confiait. Il y avait deux grands lits dans sa case, des lits garnis de paillasses confectionnées par un de ses cousins. S’il lui arrivait d’avoir plusieurs enfants en même temps, les plus jeunes dormaient près d'elle, et les autres dans le lit en face. Elle leur apprenait les prières à dire avant de dormir et celles à dire au réveil. Elle n'allait rejoindre son mari que la nuit, lorsque tous les bambins sombraient dans un profond sommeil. Elle se levait de très bonne heure, préparait le petit-déjeuner et réveillait les enfants dans un ordre bien précis. Elle commençait, à l'aube, par les jeunes filles qui devaient l'aider à piler le mil, puis, vers l'aurore, par les jeunes garçons qui allaient se blottir en bâillant près du feu et, enfin, les tout-petits dont elle ne dérangeait le sommeil qu'après le lever du soleil. Aux plus grands, elle commandait la prière rituelle avant toute autre activité.
Une vieille hutte servait de cuisine et, dans un coin de la cour, une palissade disposée en demi-cercle déterminait l'espace consacré aux ablutions quotidiennes. Au milieu de la cour, se dressait un manguier qui, contrairement à Ndey Marème, était, lui, très fertile. Quelle joie pour les enfants, ceux qu'on lui confiait et ceux des voisins, qui montaient cueillir les fruits dès qu'ils étaient à peine aussi gros que leurs poings, verts comme les feuilles de l'arbre et amers comme des citrons ! Ndey Marème leur disait, sans conviction, que les mangues vertes donnaient la colique. Elle-même en raffolait au temps où elle avait leur âge. De toutes façons, les enfants ne l'écoutaient pas. Et elle aimait les voir jouer aux singes sur le manguier. Elle fixait les règles : « Ne montez pas trop haut… Laissez mûrir les mangues que vous ne pouvez pas atteindre… Ne lancez pas de pierres… » Ils descendaient ramasser leur récolte qu’elle comptait gaiement avec eux. Elle donnait à chaque enfant sa part de mangues et leur conseillait d'y mettre un peu de sel pour en atténuer l'acidité et de se frotter les dents avec les noyaux pour les nettoyer. « Cela les rend plus blanches », disait-elle. Les mangues rescapées, une fois mûres, étaient cueillies par des adolescents du voisinage qu’elle prenait le soin d’appeler, puis elle les distribuait aux mômes dont certains l'appelaient déjà « Maam Marème » (Grand-mère Marème).
Presque toutes les nuits, les enfants venaient auprès d'elle, et elle leur racontait des histoires. Elle était une excellente conteuse. Les gamins du quartier disai¬ent à leurs parents : « Nous allons écouter les contes de Maam Marème », et ils étaient libres de partir. Qui a grandi au quartier Paris, à Diourbel, dans ces années-là, et n'a pas été assidu aux contes de la « grand-mère de tous » ?
Maam Marème avait le don de la parole. Quand elle parlait, il n'existait plus rien d'autre que sa voix, les images qu'elle évoquait, les sensations et sentiments qu'elle suscitait. On pouvait l'écouter, envoûté, des heures durant. On respirait au son de sa voix. On était hypnotisé par les silences qu'elle marquait. Les marmots s'installaient autour d'elle, à la belle étoile, certains assis, d'autres allongés sur des nattes, des pagnes, leur servant de couvertures, négligemment posés sur leurs épaules. Les plus jeunes se blottissaient contre elle.
La joie régnait dans cette maison, mais les cases se détérioraient. Maam Marème voulait plus de chambres pour les enfants. Elle voulait une maison en briques de terre battue, aux murs recouverts de ciment et peints à la chaux ocre, avec des toits en zinc, comme on en voyait beaucoup à l'époque. Elle en parlait souvent à son mari, Meïssa Diodio, mais, lui, ne semblait pas enthousiasmé.
Un beau jour, elle rassembla ses économies, vendit quelques bijoux, sollicita les conseils d’un maçon et acheta le matériel nécessaire. Tôt le matin, elle traça son plan directement sur le sol, prévoyant les espaces pour les lits, les canaris, les tables, les sièges… Elle retroussa son pagne jusqu'aux genoux, l'attacha solidement, prit une pioche et une pelle, et commença à creuser. Les parents et voisins qui passaient lui dire bonjour, ne pouvant s'empêcher de lui demander ce qu'elle faisait, furent surpris de l'entendre, pour la première fois, faire un écart de langage. « Ce ne sont pas les couilles qui construisent une maison », répon-dait-elle. En quelques heures, le quartier, sensibilisé, fut mobilisé. Tout le monde se transforma en manœuvre. Chacun, de tout son cœur, faisait de son mieux pour aider cette brave femme. Certains creusaient, d'autres évacuaient le sable ou fabriquaient des briques. Les enfants étaient fiers de se trouver dans cette grande agitation, de se sentir utiles et de recevoir des compliments.
Lorsque Meïssa Diodio rentra de voyage, il fut ébahi de voir une belle maison toute neuve à la place de ses vieilles cases. D'un côté du manguier, il y avait un bloc de trois chambres et deux pantarés (petites pièces), de l'autre, une chambre pour lui. Une chambre à part, bien plus grande que les autres, qui correspondait à sa position de chef de la famille. Il remercia sa femme, la félicita longuement et pria pour elle.
A Diourbel, dans certains endroits, on parle encore de Maam Marème, la femme qui avait retroussé son pagne pour bâtir sa maison. On en parle comme d’une reine à qui il n’avait manqué qu’une noblesse acquise de naissance. Il y a dans le bas peuple, des héros dont les exploits ne sont pas chantés par les griots, mais qui restent, à jamais, gravés dans les mémoires.
A suivre...