A Pout-Diack, la nuit n'a pas de nom. A peine si elle se laisse héler, capturer ou approprier. Elle s'abat, lourde et complète, mais aucune velléité des hommes ne peut traverser l'épaisseur de son manteau sombre. C'est une nuit qui martèle, inconsciente de sa force, jusqu'à ce qu'on l'aime. Telle une bête farouche dont aucun fouet ne peut dompter les crocs, la nuit à Pout-Diack était belle par sa sauvagerie, sa tyrannie, sa complétude et son innocence brutale. Elle pétrifiait, et les êtres qui s'y mouvaient la chérissaient.
C'est une nuit sans nom.
A peine quelques bribes perceptibles, de temps à autre, dans un coin où la teinte un peu plus sombre que d'habitude laissait deviner une présence. Dans le noir, les voix et les rires qui s'entendaient, sereins étendards qui observaient les voyageurs perdus, sonnaient comme des phares qui orientaient les sens. Le stridulement d'une sauterelle se taisait par intermittence, rappelant aux hommes, comme si le noir n'eut pas suffit, la solennité de l'ombre. Au loin, les champs bruissaient, masse qu'on devinait à peine derrière les clôtures frêles. Les épis de mil ou de maïs se balançaient lourdement, hypnotiques, en chœur, comme célébrant quelque grand-messe nocturne dont les hommes ignoraient le sermon. Chaque bruit de pagne qui fuyait dans les ténèbres, chaque grattement de canif sur un morceau de bois, chaque raclement de talon nu sur le sol de terre battue, chaque balancement d'éventail, de branche ou de chaise était un signe, une lumière: par là, il y avait encore de la vie.
De la vie, il y en avait partout, d'ailleurs. Nous avons pris l'habitude, dans les grandes villes, de ne pas apprécier la nuit pour ce qu'elle était, mais pour ce qu'elle nous donnait. Entre les remparts, la nuit est domptée, asservie, réduite à sa seule fonction apaisante. La nuit y est une trêve, un répit entre deux chaos diurnes. La nuit y est un refuge, temporaire certes, mais qui permet de se reconstruire avant les assauts du jour. La nuit y est une compagne frivole, une putain violée par les photons et les brouhahas dont nous avons l'habitude de la souiller. Au mieux, de temps à autre, se drape-t-elle de son manteau originel de reine vierge. Mais lors de ces retours fugaces vers la majesté, cette dignité retrouvée n'était tolérée que le temps pour les hommes de goûter à une innocence qu'ils avaient à jamais perdue. Sitôt qu'elle retrouvait ses racines, la nuit était rappelée à l'ordre, muselée par un bâillon lumineux de lampadaires non éteintes, de rires et de profanations sonores. Même sauvage, la nuit restait une servante.
A Pout-Diack, la nuit n'a pas de nom. Elle ne se laisse pas interpeller, encore moins dominer.
On l'aimait pour ce qu'elle était: une majesté altière qui ne souffrait pas qu'on la souillât. Là où sa sœur citadine participait des activités des hommes et de la continuité du jour, elle interdisait ici toute tâche majeure, toute exubérance, tout mouvement. Même la mort, même les conflits se soumettaient à son joug. Elle régnait, et ses sujets, pour ne pas la froisser, vivaient au ralenti. Les déplacements d'air étaient discrets, comme remplis de regrets, et s'évanouissaient aussi promptement qu'ils étaient apparus. Oh! les sujets l'acceptaient bien, ils avaient fini par aimer cette tyrannie. On ne se préoccupait pas, à chaque coucher du jour, de ce que la nuit donnerait, on n'attendait rien d'elle: elle n'avait de toute façon rien à donner. De même qu'un seigneur jouit de ses serfs, elle s'abattait sur les hommes, naturellement, sans accrocs et sans résistance. Les rares victoires qu'on lui arrachait, les cris clairsemés qui s'échappaient de temps en temps de son sein étaient teintées de discrétion coupable, de larmes, de contusions quelquefois. Elles étaient comme les bribes nécessaires, quoiqu'insolentes, d'un silence monacal. Rien ne devait troubler la nuit, sous peine de malédiction. Et, inconscients de leur rôle immense, les hommes se faisaient les gardiens catégoriques de cette intégrité nocturne.
Je me rappelle d'une nuit, la même, toujours.
Une nuit où rien ne se passa, mortellement ordinaire, terriblement noire. Une nuit qui ressemblait tellement aux autres qu'elle reste gravée dans ma mémoire et dans mes sens. Une nuit où, comme à l'accoutumée, je marchais pieds nus dans la chambre de grand-mère, tâtonnant, trainant des pieds, comme recherchant une paix encore plus profonde dans les recoins de cette chambre austère. Une nuit où mon corps entier se relâchait, comme annihilé, englouti dans l'informe atmosphère spectrale qui enveloppait le village. La terre battue se révélait soudain à mes talons, rugueuse, brute et charnelle. Une terre qui vivait, qui palpitait sous le raclement de mes membres secs. On eut même pu sentir les souffles qui agitaient son sein terrible de sérénité. La terre était là, dans toute sa splendeur, et chaque pas que je faisais sur elle enfonçait dans mon âme une parcelle de son éternité. La terre comme je ne l'avais jamais sentie faisait maintenant corps avec moi, les astres et les êtres s'étaient comme arrêtés dans leur course pour contempler ce sacre. Cette nuit-là, je sentis pour la première fois le fumet de l'absolu.
Une nuit sans vents, sans nuages, sans lunes. Une nuit sèche, ni chaude, ni fraîche, où les particules ne bougeaient que sous l'impulsion d'un impatient qui ne pouvait s'empêcher de se déplacer.
Une nuit souriante, consciente de sa force, comme mes tantes sur leurs nattes, étendues dans la cour. Elles se racontaient des histoires que j'eus voulu entendre même sans les comprendre, des mélopées indomptées qui berçaient les garnements assoupis. Qu'elles étaient belles, mes tantes! A demi-allongées, la tête sur une paume, ornant la nuit de milles repères, comme autant de bouées dans la mer... J'eus voulu écouter leurs paroles de plus près, mélodies fragiles au milieu de l'océan, mais je craignais que toute intention de ma part ne les brisât. Elles étaient déjà belles sans moi, ma maladroite contemplation ne pouvait que les enlaidir.
Une nuit simple. Qui grattait, chantait, et régnait. Une nuit humaine.
Et chaque nuit, en face des rues dakaroises inondées de lumières, de lampadaires et de piétons, sous ma fenêtre, ce sont ces nuits despotiques qui peuplent mes rêves.
A Pout-Diack, la nuit n'a pas de nom. Elle s'appelle, mais son Altesse ne se trouble jamais pour répondre. Son Altesse La Nuit ne se donne pas, car sa richesse n'est pas à donner.