Le matin. Le RER. Les gens qui ne se retournent pas, et qui pensent que leur vie dépend de l'arrivée du prochain train en partance pour l'enfer urbain. Les yeux gonflés, de sommeil et de fatigue, comme si la joie n'y avait jamais circulé. Les enfants hagards, las de courir derrière leurs parents.
Le matin, et ma tête contre la vitre.
A la station Luxembourg, une chose attira mon attention. Ou plutôt deux. Non, plutôt l'agencement entre une chose et une autre. Oui, à la station Luxembourg, une asynchronie attira mon attention.
Il y avait, sur l'autre quai, une affiche énorme. Il devait bien occuper toute la hauteur du mur, et une bonne portion de sa largeur. C'était une photo d'une certaine constellation, prise par un certain télescope. C'était une photo superbe, géante, qui captivait tous ceux qui daignaient détacher leurs yeux du tableau d'affichage des horaires des prochains trains.
Et il y avait une poubelle. En métal, noire et argentée. Une poubelle ordinaire, qui vivait sa petite vie de poubelle murale, sans embêter personne, que personne ne remarquait. Il y avait en cette poubelle un caractère solennel, de la solennité d'un garde dont la seule fonction est d'être. Cette poubelle n'avait d'autre fonction que de ne pas se faire remarquer, et de remplir correctement sa tâche de récupérateur invisible des déchets des hommes. cette poubelle n'avait pas pour mission expresse de se révéler aux hommes, car un outil ne doit se faire remarquer que quand il ne fonctionne pas. mais voilà que la poubelle avait failli à sa mission.
Oui, car moi je la voyais. Ou plutôt, je voyais l'affiche. Ou plutôt, elles deux, et l'énorme différence qu'elles rendaient d'un coup, aussi lumineuse qu'un panda dans un désert. car la poubelle, solidement et irrémédiablement, était ancrée, vissée, fixée, au plein milieu de la partie basse de l'affiche. Elle était là, calme, tellement insignifiante pour nous, mais elle était là. Et ce n'était pas elle qui me préoccupait, mais sa place. Sa présence au milieu de cette affiche sublime avait quelque chose d'absurde, quelque chose de non-nécessaire. Par sa présence, elle rendait soudain la différence déchirante, et tellement belle. Rien ne la destinait à être vue, rien ne destinait l'affiche à être remarquée, rien ne destinait aucune chose devant laquelle les citadins passaient à être objet de contemplation. mais le simple fait que cette chose ait été en contact avec celle-là, l'acte même de jurer réciproquement par leur existence, le fait même qu'elles soient différentes, les rendaient tout d'un coup visible par un certain passager, un matin où tout prêtait à la monotonie. Elle était différente, cette poubelle. Pas parce qu'elle était particulière, mais parce qu'elle se trouvait en contact avec une essence autre, différente de sa condition. Il existe, certes, des différences qu'on ne remarque pas, mais lorsqu'elle est remarquée, elle fait vivre subitement les deux entités qui la font. Et cette vie subite leur donne une autre couleur, une condition supérieure à celle qu'elles avaient quand nous ne les voyions que comme des outils.
La différence fait vivre. Nous ne pouvons à tout prix vouloir assimiler l'autre, car nous avons besoin qu'il reste autre pour que nous puissions vivre. Nous avons besoin d'appui, d'un terreau où planter nos racines. L'arbre ne se voit jamais au milieu des arbres. De plus, l'assoiffé ne verra jamais la particule d'eau qu'il engloutit, à moins que cette particule se différencie. Nous avons besoin que les choses se différencient, pour les voir. Et nous avons besoin que les êtres se différencient, pour respecter leur statut d'êtres.
Et je continuais à écouter le Linguiste, pendant que le train s'ébranlait.